Il faut aller loin, au-delà des habitudes, au-delà même de nos rêves d’enfant pour trouver le district autonome de Tchoukotka et l’île Wrangel… A 11 fuseaux horaires de la France, balayés par les vents, oubliés de presque tous… Là où les vagues du Pacifique Nord rencontrent celles de l’Océan Glacial Arctique et s’écrasent sur les plages de gravier des limites terrestres de la Fédération de Russie. Souvent assimilée à la Sibérie, la Tchoukotka cultive le paradoxe d’être quasi inconnue du grand public et pourtant facile à désigner sur une carte. La faute à sa position stratégique face à l’Alaska qui en fait toujours une zone sensible, longtemps interdite. La faute aussi à sa « capitale » Anadyr (« La Bouche » en tchouktche), ville typique du très Grand Nord, modeste et chaleureuse, mais plus soucieuse de préserver ses habitants que de rayonner. La Tchoukotka n’en est pas moins une destination de choix pour qui veut aller au-delà des préjugés et du détroit de Béring. Que ce soit une croisière pour voir les baleines, les ours polaires et l’île Wrangel, ultime refuge des mammouths il y a 3 500 ans, ou un raid motoneige pour partager la vie des nomades tchouktches éleveurs de rennes, le voyage en Tchoukotka est hors normes.
Si en été c’est en taxi puis bateau navette que l’on va de l’aéroport au port d’Anadyr, une route de glace serpente quelques mois plus tard au milieu des bateaux rouillés et figés dans la banquise. Un quasi-décor de science-fiction !
Le choc peut être rude pour qui rêve d’Océan Arctique aux eaux pures et blancs icebergs, d’une toundra enneigée s’étendant à l’infini… La ville de 15 000 habitants est à la frontière séparant la vie moderne de l’inconnu. Son invraisemblable amoncellement de témoignages d’un passé révolu est a priori peu engageant : amas de ferrailles rouillées, carcasses d’engins parfois improbables… Mais il ne faut pas s’arrêter au délabrement, à la morsure du sel marin et des vents du Nord. La ville renaît et présente une architecture intéressante, avec des constructions typiques des grands ensembles du siècle dernier, mais sur pilotis et parées de vives couleurs et nombreuses peintures murales.
Ours polaires, fleurs, visages souriants : ces oeuvres de 15 mètres de haut accrochent le regard ! Rien n’est innocent à Anadyr, tout est inspiré depuis des siècles par l’art de la survie physique et mentale. Le petit musée expose ainsi un art et un artisanat plus complexes qu’il n’y paraît. Doux, tolérant et très fier, le peuple tchouktche aurait donné naissance à celui des Inuits, cela avant que ne soit engloutie la Béringie, ce pont terrestre qui reliait autrefois l’Asie à l’Alaska. Sa culture perdure vaille que vaille. Elle donna par exemple au monde l’un des plus grands écrivains contemporains de langue russe : Youri Rythkeou.
En Tchoukotka vivent aussi des Russes venus dans ce Far East en quête de meilleure fortune ou par obligation militaire. Une cathédrale en bois surprend dans l’univers de béton coloré d’Anadyr. Tout près, bras ouverts sur le port et l’estuaire, une statue de Saint Nicolas semble défier l’animisme autochtone.
Longer les côtes de la province dans un bateau de classe polaire ou partir à l’aventure à l’intérieur des terres, c’est quitter Anadyr et la civilisation connue pour plonger dans l’univers des Tchouktches, souvent chahutés pour leur bonhommie. Une expédition permit en 1990 à Jean Malaurie de retrouver un grand site chamanique, l’Allée des Baleines, surnommée par l’explorateur la « Delphes de l’Arctique ».
Sur l’île d’Yttigram, cet ordonnancement précis de machoires, vertèbres et autres ossements de baleines forme une véritable allée de plus de 500 m, qui avait déjà troublé des explorateurs russes en 1976. Son grand mystère rend perplexe les scientifiques et invite au respect. Si la période soviétique permit aux Tchouktches d’apprendre à lire, écrire et compter, elle leur fit aussi perdre une grande part de leur culture traditionnelle de transmission orale. Nous sommes les derniers témoins de cette culture qui peut disparaître, comme l’Allée des Baleines elle-même, attaquée par le vent, le gel et les tempêtes.
Au gré de descentes à terre improvisées, une croisière permet d’assister aux préparatifs d’une fête de village et de rencontrer des pêcheurs construisant une pirogue traditionnelle en peau de morse. Avec un peu de chance, s’il fait preuve de tact, le voyageur peut alors connaître des émotions rares. Imaginez. Le canot pneumatique aborde une plage de gravier parsemée d’ossements. Derrière un escarpement, on devine des constructions en bois sur un promontoire balayé par le vent, d’où monte une fumée signalant une présence humaine. Alors commence l’inoubliable.
Face à l’océan, sous les yeux admiratifs de son petit frère, un adolescent tchouktche raconte en russe la chasse au morse et la fierté d’avoir eu le droit de lancer le harpon, la solitude quand l’embarcation est perdue dans le brouillard, la joie du retour au village… Séchant au soleil et au grand vent, un bateau en construction laisse voir deux peaux de morse suintant encore de graisse, cousues la veille sur une charpente en bois. Un enfant tout sourire serre dans ses bras un chiot husky. Des femmes, surveillant le séchage des peaux et poissons, invitent à boire le thé pour élargir leur horizon. Brunie par la mer et les efforts, la main du chef de clan s’ouvre enfin sur une dent de morse, cadeau pour le voyageur respectueux.
A l’époque terrible de la fin du communisme, une grande partie des Russes – dont la quasi-totalité des Tchouktches – connut la misère. Parfois même la faim ! Des villages se regroupèrent alors pour faire face. Ils vivent aujourd’hui de la pêche, de l’élevage, du commerce et un peu du tourisme, avec chacun son centre culturel.
Inscrite depuis 2004 au patrimoine mondial de l’UNESCO pour son incroyable écosystème, Wrangel reste pourtant largement méconnue. L’île étant loin d’Anadyr, il faut quelques jours de navigation pour accéder à ce royaume des ours polaires et des morses. Faut-il se réjouir de l’ouverture de voies navigables commerciales dans l’océan Arctique, promesse d’une ère nouvelle pour Wrangel ?
L’ambiance est généralement familiale au poste de pilotage du navire polaire. On s’y succède à la barre pour éviter l’accumulation de fatigue et de tension ; pas de plaisanteries, pas de rires, mais un grand professionnalisme fait d’observation, de connaissance de la mer, des cartes et des signaux radar. Si l’on maîtrise l’anglais ou mieux encore le russe, l’évocation des souvenirs peut être passionnante. Le voyageur a tout le temps de s’émerveiller de la course des baleines grises, franches ou à bosse autour du navire. Elles passent, majestueuses et indifférentes, avec un souffle régulier qui remplit d’émotion. Avis aux photographes animaliers : plus le bateau avance vers le Nord, plus nombreux sont les oiseaux à prendre la pose en vol ! Enfin l’île apparaît, coiffée de nuages, longue tout de même de 150 km, pour environ 125 km de largeur.
Une première marche dans la toundra mène à un large trou circulaire dans lequel un ours s’est assoupi, puis à des empreintes formidables et récentes dans le sable d’une plage… Un frisson parcourt alors le dos du voyageur conscient de sa fragilité. Se laissant approcher de très près, un nombre incaculable d’oiseaux marins voltigent autour de falaises vertigineuses. Ces sites de nidification, les plus septentrionaux de la planète, abritent une centaine d’espèces différentes. L’île compte aussi plus de 100 000 morses…
Wrangel est un laboratoire du bout du monde pour un petit groupe de scientifiques. Dont Tatiana, naturaliste aux pommettes hautes et aux yeux légèrement bridés, mariée à un collègue, qui y a fait l’expérience de la nuit polaire dans un dénuement matériel incroyable. Autour de sa cabane en bois partiellement effondrée sont alignés des ossements blanchis par le temps et le vent, des crânes de boeufs musqués, d’ours, et même un crâne humain trouvé sur la plage il y a des décennies.
Une partie du travail de Tatiana consiste à observer et mesurer les restes d’animaux dans la toundra. C’est à Wrangel que vécurent les derniers mammouths, éteints il y a 3 500 ans, au moins 6 000 ans plus tard que partout ailleurs. L’espèce avait rapetissé pour s’adapter aux changements climatiques. Les boeufs musqués font-ils aujourd’hui de même ? Pour répondre à cette question, il faut affronter une solitude inimaginable, se déplacer avec un couteau à la ceinture et surtout un bâton de 3 mètres de haut pour faire fuir l’ours blanc, qui craint ce qui est plus grand que lui !
Tatiana croise quasi quotidiennement le plus gros carnassier terrestre, surtout quand la faim pousse celui-ci à se rapprocher des hommes… Elle est heureuse de cette vie partagée avec une dizaine d’autres scientifiques, spécialistes des ours, de biologie ou de climatologie, et de rares voyageurs en quête d’absolu.
Entendre mugir la sirène d’un navire polaire passant le cap Dezhnev pour entrer dans le détroit de Béring ; deviner Ouelen, village le plus oriental de la plaque eurasiatique, entre une bande de sable et une lagune ; approcher à quelques mètres de morses admirables de grâce dans l’eau ; photographier un ours polaire dévorant sa proie ou nageant au milieu d’icebergs ; sourire avec les Tchouktches de leurs danses guerrières ou romantiques…
… Guider sa motoneige dans les décombres d’une station météorologique abandonnée des hommes mais pas des ours ; attraper un renne au lasso pour l’atteler à un traîneau ; discuter en russe avec un ancien prisonnier du Goulag aux yeux mouillés ; poser le pied sur la ligne de changement de date ; hésiter à sortir de la yaranga pour affronter le froid intense… Cette Russie extrême n’est pas avare d’émotions pour qui sait l’aborder avec respect et ouverture d’esprit.
André et Julia
TCHOUKOTKA ET ÎLE WRANGEL : croisière polaire au-delà du détroit de Béring
Sébastien
Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.
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