Le Groenland…si vous pensez « esquimaux », igloos, traineaux à chiens, chasse au phoque en kayak, ou à l’ours avec une lance, dans une quête harassante pour se procurer de quoi manger, arrêtez de me lire et reportez-vous aux passionnants ouvrages de Rasmussen, Paul-Emile Victor ou Jean Malaurie.
Le pays où je suis allé n’est pas celui-là : il appartient, comme le nôtre, au XXIème siècle. Les « Inuits » y habitent des pavillons de bois colorés, ont l’électricité, travaillent souvent à l’usine de poissons ou de crevettes, ne chassent plus le phoque et l’ours que pour le plaisir, avec une carabine et en respectant des quotas. Ils se fournissent dans des supérettes, roulent en voiture l’été, sur de mini-réseaux routiers autour de leurs « villes », et chevauchent des motos-neige l’hiver, sur des espaces élargis. Quand ils vont à la pêche, c’est avec de gros chalutiers ou de petits canots en plastique, munis de moteurs hors- bord, et les kayaks qu’ils utilisent pour le loisir et le maintien des traditions sont en polyester, plus souvent que de construction traditionnelle. Rien d’étonnant : les Inuits se comportent comme des gens de notre époque, comme nous-mêmes le faisons. Autre constat sans appel : il m’a fallu très vite admettre que les contacts avec eux seraient, sauf miracle, impossibles : la barrière culturelle et linguistique qui nous sépare est trop haute. De fait, ce sont des « étrangers », le plus souvent Danois, qui ont été mes seuls interlocuteurs.
Alors pourquoi aller là-bas et que va-t-on y faire ? Fondamentalement et tant qu’il en est encore temps, découvrir des paysages inviolés et sauvages et prendre une leçon d’humilité devant une nature dont nous sentirons très vite que, si fragile qu’elle soit, imaginer qu’on peut la dominer est absurde. C’est elle qui, de bout en bout, mènera le jeu et ce n’est pas un hasard si la langue locale a fait d’imaqa, qui veut dire peut-être, un maître mot que vous ne pourrez ignorer longtemps.
J’y ai voyagé seul, formule qui, selon les sensibilités, pourra être considérée comme positive ou handicapante. Elle permet une vraie confrontation avec l’environnement, facilite souvent les contacts avec les habitants (un leurre, en l’occurrence …) et impose un fructueux tête-à-tête avec soi-même.
Voici trois épisodes dont je me souviens avec plaisir. Le premier est celui de mon arrivée à Kangerlussuak en provenance de Copenhague, à l’heure même à laquelle j’en étais parti – miracle des fuseaux horaires – et de l’amusant spectacle sur l’aérodrome, du gros oiseau rouge qui m’avait amené, entouré d’une couvée de « poussins », rouges eux-aussi, prêts à « éclater » ses passagers vers les différentes agglomérations de l’île. Elles ne sont pas nombreuses : il y a au Groenland, grand comme 3,4 fois la France, seulement 55 847 habitants et 3 « villes » de plus de 5 000 habitants : Nuuk, Ilulissat et Sissimiut.
Kangerlussuak est une ancienne base américaine dont la piste d’atterrissage a été opportunément reconvertie en aéroport international. Elle en garde le souvenir dans un petit musée ignoré des touristes, mais à visiter par tous ceux qui s’intéressent à la seconde guerre mondiale et à la guerre froide : ce furent les périodes de sa pleine activité. L’on pourra, au passage, y sourire quand le gardien, un ancien de la maison, vous racontera les soucis qu’avait causés un bœuf musqué qui s’obstinait à venir s’installer au milieu de la piste. On avait dû l’abattre, après l’avoir maintes fois transporté loin de là, dans la nature : il revenait toujours. Cela me donne l’occasion de signaler que cet animal particulier, qui continue à vivre dans la région, est dangereux, car très agressif. Des excursions en voiture peuvent vous conduire sur les lieux où il pait, ainsi qu’au bord de la calotte glaciaire.
Le second est celui de ma randonnée le long de l’Isfjord (le fjord de glace) d’Ilulissat. C’est là que « vèle » le glacier Sermeq Kujalek, qui est le plus grand pourvoyeur d’icebergs du détroit de Davis. Il avance de 19 m par jour et produit chaque année plus de 35 km3 de glace. Il faisait grand beau temps ce jour là – un Imaqa positif – et j’en avais profité pour me lancer (seul, ce qui était imprudent) sur le sentier tracé sur sa rive droite. Il est long de 9 km et le site est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une gelée blanche avait rendues très glissantes les passerelles de bois aménagées à son début pour les touristes : force fut donc de patauger sur le sol spongieux, une caractéristique de la nature groenlandaise, pour ne pas prendre le risque de me rompre le cou. Ensuite, on progresse sur le rocher en suivant de petites balises bleues. Ce fut un moment exceptionnel : lumière éclatante, pureté absolue d’un air froid et piquant, majesté des montagnes de glace à perte de vue, faussement immobiles, qui se fissuraient et craquaient sourdement, sans arrêt. Attention cependant, cette beauté est vénéneuse : des panneaux dans les parties basses du sentier incitaient à rester loin de la rive, la bascule d’un iceberg pouvant, à tout instant, provoquer un mortel tsunami.
Le troisième est celui de mon excursion au camp du glacier Eqip Sermia. C’est là, non loin de l’île Disko, que les Expéditions Polaires Françaises (EPF) dirigées par Paul Emile Victor (PEV), avaient établi, en 1948, le camp de base de leur expédition sur la calotte glaciaire. On s’y rend en bateau, pour passer la nuit dans un gite écologique « offrant un superbe panorama sur le glacier… » annonçait le programme. Mais, Imaqa négatif sans doute, voilà que la nature avait décidé d’y installer un épais brouillard ! Le patron de la grosse vedette de la Disko line eut beau faire tout ce qu’il pouvait pour s’en approcher lors du parcours d’arrivée, nous n’en vîmes que des lambeaux. Et ce ne fut pas mieux depuis le gîte où je dus me « secouer » un peu, pour sortir et aller voir de près les restes de la cabane – réputée être celle de PEV – et les petits monuments, dont l’un marque le passage des EPF et l’autre conserve la mémoire des deux membres de l’expédition qui y ont perdu la vie.
C’est le lendemain seulement, quelques minutes après notre départ et alors que nous étions en train de nous en éloigner, qu’Eqip Sermia daigna relever un peu ses voiles. Mais pour moi, l’apparition du bateau du retour, surgissant du brouillard qui laissait deviner en arrière-plan la falaise de glace, avait largement compensé le spectacle, plus banal, de ce glacier sous le soleil, dont nous avions été privés.
Je pourrais évoquer d’autres impressions et d’autres images, mais je crois plus important de vous faire part d’un curieux phénomène : le Groenland, allez savoir pourquoi, génère un attachement, une sorte de dépendance. J’avais eu la chance d’y débarquer il y a 60 ans, dans un monde évidemment très différent de celui que j’ai trouvé lors de ce voyage, et j’avais gardé de ce premier contact l’envie d’y revenir. C’est désormais chose faite et voilà que je souhaite à nouveau le revoir, ce d’autant plus, que le réchauffement du climat et les appétits miniers et pétroliers, rendent sa survie dans son état actuel, précaire. Les Inuits avaient dit à Jean Malaurie : « ceux qui viennent ici ont des carnets, ils notent – on pourrait dire aujourd’hui, ils photographient – mais ils ne comprennent pas le mystère des choses qu’il y a chez nous ». Est-ce cette part d’inconnu, qui rend le pays passionnant ? Imaqa.
Par Jean Pujo
Nord Espaces
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