La guerre d’Hiver du Prix Nobel Harry Martinson

29 mars 2023
  • Culture & Géo / Alerte TV

C’est au début de la Seconde guerre mondiale que le Suédois Harry Martinson, Prix Nobel de Littérature en 1974, écrivit La Réalité jusqu’à la mort. Entre roman et reportage, ce livre témoigne de la vision du monde et de l’engagement de l’auteur dans la guerre d’Hiver (1939-1940), à l’issue de laquelle la Finlande perdit environ 10 % de son territoire au profit de l’Union Soviétique – dont l’une de ses plus grandes villes : Vyborg (Viipuri en finnois) – mais préserva son indépendance. Remercions les Editions BELLONI pour la superbe première traduction en français de ce livre d’une étonnante actualité.

D’une guerre à l’autre

Elena Balzamo dirigea la traduction du livre de Martinson. Elle nous en résume ainsi le propos : « En 1939, quand la Russie attaque la Finlande voisine et qu’éclate la Guerre d’hiver, Harry Martinson, futur Prix Nobel de littérature, part pour le front, tout au nord. Il en revient avec un texte singulier, rédigé « à chaud » et publié en 1940.

Détail du tableau Sculpture de la nature dans le Norrland, Harry Martinson, 1934
Détail du tableau Sculpture de la nature dans le Norrland, Harry Martinson, 1934

 

S’il avait vécu aujourd’hui, il ne serait certainement pas resté muet face à la nouvelle guerre en Europe. Epouvanté de constater que l’Histoire bégaie – et que l‘Isthme de Carélie s’appelle aujourd’hui la Crimée, que Raate, Suomussalmi ou encore Kuivajärvi sont devenus Boutcha, Irpine, Severodonetsk, il aurait probablement rejoint les rangs de ceux qui, au péril de leur vie, informent le monde de ce qui s’y passe, et plus tard il en aurait tiré un récit, aussi vibrant que celui qu’il a consacré jadis à une autre guerre ». Si la description des combats en Laponie est en effet saisissante, Martinson ne se contente pas de décrire la « guerre la plus septentrionale de l’histoire mondiale ». Il l’inscrit dans une perspective historique et philosophique de longue durée qui intéresse toujours notre époque.

Au sud-est de la Finlande, entrée d'un bunker datant de la guerre d'Hiver. Photo Nord Espaces
Au sud-est de la Finlande, entrée d’un bunker datant de la guerre d’Hiver. Photo Nord Espaces

Un patriotisme des lacs et des forêts

Martinson n’aime pas plus la ville que le nationalisme. Son patriotisme puise aux lacs et forêts d’une Suède éternelle, donc idéalisée. Il est romantique, sentimental et charnel : « La Suède de Holger Tidman était celle qu’il avait bue, au sens propre comme au sens figuré, dans ses lacs et ses sources. L’histoire du pays à proprement parler n’en formait qu’une partie […] la bannière avait sa propre vie, émanant du pays lui-même, depuis la Scanie jusqu’à la Laponie – c’est elle qui devait être défendue, au même titre que la violette et le lotier, que le rêve de l’été nordique » (p.50). C’est en poète que Martinson magnifie la nature nordique : « On aurait dit le gigantesque tutu à franges d’une ballerine hyperboréenne qui, portée par le mouvement flottant de son jupon, exécutait une danse enjôleuse dans l’immensité du ciel » (p.88). En 1939, l’agression soviétique contre le voisin nordique est bel et bien pour lui une menace existentielle.

Au cours de la guerre d'Hiver, il arriva que l'on se batte en Laponie finlandaise par une température de -40°C. Photo Pixabay
Au cours de la guerre d’Hiver, il arriva que l’on se batte en Laponie finlandaise par une température de -40°C. Photo Pixabay

Notre civilisation devenue folle contre la Nature

« Vers la fin du XIXe siècle, la civilisation franchit les limites de la modération et de la sobriété et s’emballa, échappant dans sa course effrénée à tout contrôle » (p.26). La charge de Martinson contre le « Roi Pétrole », la nette différence qu’il fait entre le train d’une part, l’automobile et l’avion d’autre part, va dans le sens du discours écologiste de notre temps. Certes, il ne s’agit pas pour l’auteur de lutter contre le réchauffement climatique, mais il a l’intuition de dérèglements à venir : « La civilisation a joué avec la Nature, mais le jour où celle-ci ne se laissera plus faire, c’en sera fini des spéculations fondées sur la paresse intellectuelle et la nature rabougrie » (p.102). Et il ne faut pas trop d’imagination pour rapprocher la détresse sur le front de la solastalgie : « Si nous tenons, c’est grâce à la conscience de ce que nous sommes et au souvenir de ce qui a fait de nous ce que nous sommes. Sans eux, le poids de la nouvelle réalité qui nous assaille de toutes parts nous plaquerait au sol » (p.138). Humaniste réfractaire à la religion du Progrès, Martinson appelle avant tout au sursaut moral et spirituel.

Le château de Vyborg fut bâtit par les Suédois vers 1290. Oblast de Leningrad, Russie. Photo de Shahabudin / Unsplash
Le château de Vyborg fut bâtit par les Suédois vers 1290. Oblast de Leningrad, Russie. Photo de Shahabudin / Unsplash

L’emprise de la Technique

L’auteur voit dans le stalinisme le pire symptôme de la dérive technicienne de notre civilisation, qui s’est considérablement amplifiée depuis sous d’autres formes : « […] le jour où les ingénieurs seraient élevés au rang de guides spirituels, l’esprit mourrait – et la poésie avec lui. Ce jour-là, l’imagination s’atrophierait ou se réduirait à une forme de dévotion face aux machines » (p.12). Les inquiétudes soulevées par l’agent conversationnel ChatGPT sont déjà dans ces lignes écrites en 1940 ! La critique du matérialisme, dont notre consumérisme est un avatar, garde elle-aussi toute sa pertinence : « Elle savait parfaitement classer et catégoriser les matériaux, tandis que le bonheur que procurent l’imagination et la création des choses toutes simples lui était inconnu. Prisonnière de son fastidieux matérialisme, elle était incapable d’y voir autre chose que ce qui se concevait en termes techniques » (p.22). Se déployant à loisir en ville, la vision technicienne conduit à la chosification et l’uniformisation du monde.

Achevée en 1935, la Bibliothèque municipale de Viipuri est considérée comme une oeuvre majeure de l'architecte finlandais Alvar Aalto. Photo de Ninaraas / Wikipédia
Achevée en 1935, la Bibliothèque municipale de Viipuri est considérée comme une oeuvre majeure de l’architecte finlandais Alvar Aalto. Vyborg, oblast de Leningrad, Russie. Photo de Ninaraas / Wikipédia

Le combat des petites nations démocratiques

Pour Martinson, la Guerre d’Hiver est donc celle du Nord éternel contre l’avant-garde de la civilisation technicienne : « Le combat des petites nations contre l’uniformisation planétaire prend de nos jours la forme d’une révolte d’une civilisation apprivoisée contre ses manifestations extrêmes » (p.65). C’est un combat autant métaphysique que politique : « Mais l’avenir ne pourra trancher que si la Suède conserve son indépendance. Dans le cas contraire, toutes les questions – les réponses – se poseront sur le plan européen et cesseront d’émaner de la seule histoire suédoise. C’est aux habitants d’un pays d’écrire son histoire » (p.70). Un point de vue au cœur de nombreuses analyses contemporaines du malaise français et des ressorts du Brexit, ainsi que de nombreux questionnements sur nos démocraties. « J’aurai droit à l’indulgence, car la démocratie repose sur un accord tacite, fondé sur cette expérience ancestrale : il est très difficile d’être un homme. Le principe de la démocratie est la conviction que des principes ne peuvent pas légitimer des meurtres. Et que l’homme est au-dessus des principes, même s’il est moins parfait que ces derniers » (p.73-74). Voilà des lignes qui ne dépareraient pas dans le prochain numéro de Charlie Hebdo !

Salle principale de la bibliothèque d'Alvar Aalto à Vyborg, oblast de Leningrad, Russie. Photo de Shahabudin / Unsplash
Salle principale de la bibliothèque d’Alvar Aalto à Vyborg, oblast de Leningrad, Russie. Photo de Shahabudin / Unsplash

Sur le front de la Culture

Martinson a bien sûr la dent dure contre la majeure partie de ses contemporains, dont la psyché est selon lui altérée par la civilisation technicienne : « Le cinéma les avait abrutis, en étouffant leur faculté d’observation, la presse hebdomadaire les avait empoisonnés de son venin sirupeux » (p. 46). Il ne voit d’échappatoire que dans la culture, distinguée bien sûr du divertissement : « Doutez, prenez votre temps, ressentez – et vous vous accomplirez en oeuvrant sur vous-mêmes […] » (p. 102). L’arme maîtresse de Martinson : une littérature de combat à l’épreuve du temps.

La Réalité jusqu’à la mort, Harry Martinson, Editions BELLONI, 2023 – 160 pages – 20 €- ISBN : 978-2-492452-05-5

Laponie et aurores boréales

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Sébastien

Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.

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