La plupart des voyages sont une errance suivie d’un retour, qui peut être aussi un retour sur soi. L’Odyssée ramène Ulysse vers Ithaque, la Bible raconte le périple de Moïse jusqu’à la Terre Promise, les deux sortant transformés de cette expérience. Le passager du Transsibérien se raconte à lui-même et partage avec son lecteur, s’il en a un, autant son vécu que les histoires rêvées de son enfance, son imaginaire, sa géographie intérieure. Ce célèbre train qui concentre l’espace et le temps est aussi, surtout en hiver, un incomparable guide pour découvrir la Russie ! Tout s’y noue dès les premiers regards sur un univers parfois gris et sinistre, parfois annonciateur d’une rencontre, de la beauté et de la force de l’âme russe… Mon parcours initiatique en train me fit prendre conscience de la complexité de la Russie : distances démesurées, mosaïque ethnique, cultures et traditions innombrables, histoire tourmentée. Il débuta à Saint-Pétersbourg.
La cité idéale voulue par Pierre le Grand s’enveloppe souvent en hiver d’une brume épaisse, coiffée d’un ciel bas et gris. Le moindre rayon de soleil est alors jalousement capté par les bulbes, coupoles et toitures dorés. Quelle folie poussa à bâtir une ville nouvelle ici ? Soif de puissance, soif d’Europe ? Probablement les deux.
Je relis en marchant les pages consacrées par Dostoïevski à la fondation de Saint-Pétersbourg. Et mesure le contraste entre la splendeur froide des palais pastel et la précarité de certains habitants, que ne dissimule plus la foule des touristes qui envahit la ville en été.
J’observe aussi avec intérêt les femmes que je rencontre : les plus jeunes ressemblent aux Occidentales avec leurs doudounes et baskets ; les trentenaires sont plus élégantes, plus arrogantes aussi, bravant neige et verglas en hauts talons ; les plus âgées enfin ont l’air de se résigner, sans que je devine à quoi.
Je m’arrête devant le grand café Cчастье, « Bonheur » en français. On y sert plein de gourmandises dans une ambiance particulière, bien éloignée du folklore russe traditionnel. Je regrette d’être seul ici et, pour tuer le temps, relie avec mon stylo les cinq cent points d’une énigme apportée par le serveur avec ma commande. Un ange apparaît et je ne sais toujours pas répondre à la question posée en bas de page : qu’est-ce que le bonheur ? J’empoche le dessin en m’interrogeant sur ce sujet décalé et peu occidental.
Je continue ma balade et entre dans une église. Elle est pleine de monde et loin d’être un simple refuge hivernal. La Foi semble bien de retour en Russie après les années de communisme.
Je visite ensuite le Musée Russe, en quête de la salle consacrée aux œuvres d’Aïvazovski. Seuls les initiés connaissent ce peintre dont l’art fait vivre la mer. Ses toiles me fascinant, je reste une heure dans la vaste salle où mon âme prend de la hauteur pour mieux s’abimer dans les vagues.
A 19h00, je suis au théâtre Mikhaïlovski, moins connu chez nous que le Mariinski. Je m’installe dans son ambiance feutrée et me souviens des vers si justes de Pouchkine :
La foule attend ; les loges brillent ;
Fauteuils, parterre, tout reluit ;
Le poulailler, pressé, frétille,
Et, s’élevant, le rideau bruit.
Après le spectacle et encore dans l’état second où m’a conduit sa beauté, je fuis la nuit et le froid dans un restaurant à l’ambiance chaleureuse. Au seul motif que je suis un Français qui n’a pas eu « peur » de se rendre en Russie au moment où « fait rage » la guerre avec l’Ukraine, la table voisine tient à m’offrir un verre de vodka ! Rareté des touristes en hiver ou réelle incompréhension des Russes face à leur rejet actuel par l’Occident ?
Je ressors ventre plein et tête lourde, remarquant en traversant la salle que beaucoup de couples attablés se tiennent les mains plutôt que leurs portables. Les femmes ne sont plus les silhouettes froides et sans sourire entrevues dans la brume hivernale, mais des fées au visage romantique et radieux. La porte claque derrière moi et je respire à nouveau l’air glacé.
Saint-Pétersbourg, Petrograd, Leningrad, Saint-Pétersbourg à nouveau… Dans le train à grande vitesse qui m’emmène à Moscou, je pense au milliardaire Viktor Vekselberg, président de la fondation russe « Liaison des temps ». Il racheta aux héritiers d’un magnat américain une collection d’œufs de Pierre-Karl Fabergé, qui travaillait à Saint-Pétersbourg pour la cour impériale. Un musée est depuis 2013 consacré au célèbre joaillier dans l’un des palais du comte Chouvalov.
Mes souvenirs de lectures affluent et me ramènent à « l’Homme de la forêt », ce pêcheur russe qui connaissait comme sa poche les forêts de Carélie, région au nord de Saint-Pétersbourg, voisine de la Finlande. Il y déterrait des armes datant de Pierre le Grand, vendues ensuite à prix d’or. Je me souviens aussi de ce Français d’origine russe, âgé de 87 ans, qui choisit de léguer à des fondations moscovites ses tableaux et lithographies inestimables, réunis pendant toute une vie en France. Par association d’idées, se joint à lui la fille d’un parfumeur russe qui travaillait avec Ernest Beaux (le créateur du Chanel n°5). Elle me confia un jour avoir décidé d’un voyage en Russie avec ses onze petits-enfants, « pour qu’ils connaissent leur Patrie« . Le tragique destin du dernier tsar, Nicolas II, ainsi que le rapatriement des dépouilles de la famille impériale d’Ekaterinbourg à la forteresse Pierre-et-Paul, closent ma méditation. A l’évidence, la Russie se réconcilie avec son histoire. Elle puise à nouveau dans son passé, déterre les fondations de la vieille maison effondrée, mer appelant les rivières et fleuves détournés à la rejoindre.
Je me sens pratiquement dans un train français. Rien de spécial à signaler, si ce n’est que le voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou ne dure plus sept jours à cheval comme à l’époque d’Alexandre Radichtchev, mais à peine trois heures et demie.
A suivre…
Paul
La Russie en Transsibérien (2/5) Moscou
Grand Transsibérien à la carte
Sébastien
Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.
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