Je quitte l’Oural dans le Transsibérien lancé à la conquête de l’Est. Mais j’ai oublié de me munir de roubles et il n’y a pas de distributeur de billets dans le train. Tirant parti des quarante minutes d’arrêt à Novossibirsk, je cherche fébrilement une banque avec en poche le vocabulaire de survie donné par ma conseillère de voyage. On y trouve des phrases fort utiles, par exemple « Ia opazdal na poezd » (j’ai manqué mon train) et « Ia ne shpion » (je ne suis pas un espion). Je regagne le train en nage, mes compagnons de voyage fumant tranquillement sur le quai. L’hôtesse du wagon entreprend une tache apparemment inutile : passer la serpillère quand tous remontent peu à peu avec des bottes maculées de neige. Elle s’obstine un temps puis finit par abandonner.
J’observe sur le quai un couple de trentenaires. Lui a le visage marbré, un mouvement de mâchoire traduisant seul son émotion ; elle, par contre, est en larmes. Etonné par la scène, j’imagine que l’un d’eux prend le train. Pas du tout ! C’est la mère de la jeune femme qui part ; installée juste à côté de moi, elle lui fait des signes de la main à travers la vitre. Les deux femmes semblent se comprendre du regard, comme seules une mère et sa fille peuvent le faire. Quand pourront-elles se revoir ? Mon étonnement s’accroît quand l’hôtesse touche l’épaule de cette femme inconnue en signe d’empathie, les mères se comprenant aussi entre elles. On ne s’autorise pas de telles intrusions en France, on garde toujours ses distances. Dans les années 1970, un livre d’Hedrick Smith décrivait déjà cette propension des Soviétiques à pleurer sur les quais de gare. C’est toujours le cas aujourd’hui, peut-être à cause de l’immensité. Smith notait que la perception des Occidentaux, qui changent aisément de pays en deux ou trois heures, est inadaptée à la compréhension d’une géographie aux onze fuseaux horaire…
Comme partout dans les gares russes, mais moins nombreux en hiver, des vendeurs s’agitent sur le quai. Je me dis que leur acheter des « pirojki » (petits pâtés en croûte fourrés de champignons, œufs, fromage, etc.) par -20°C est moins risqué pour mes intestins qu’en été par +30°C. Je prends aussi un poisson fumé. Je suis tenté par la magnifique chapka féminine en renard argenté que me font admirer deux hommes. Ils ont réquisitionné une hôtesse et lui font essayer tous les modèles proposés ! Le choix est difficile : la voilà espiègle en renard roux, clairement sensuelle en lapin blanc et femme fatale en renard noir. Ce serait peut-être une bonne chose de les acheter toutes pour les offrir à une seule élue…
Cela me ramène encore et toujours aux femmes russes, qui n’aiment que l’authentique, les valeurs sûres. Ne vous amusez pas à leur offrir un sac en faux cuir, une veste en fausse fourrure ou un bijou qui ne serait pas en or ou au moins en argent. La valeur financière n’est pas seule en cause. Le cadeau reflète la qualité de l’attachement et une forme de prédiction quant à sa durée. Mieux vaut alors suggérer l’éternité ! La femme russe est aussi capable d’économiser pendant plusieurs années pour s’offrir un magnifique manteau de fourrure. Voilà pourquoi tous les fourreurs, toutes les marques haut de gamme font fortune dans ce pays. Même de condition moyenne, la femme russe préfère toujours la qualité à la quantité. Les hommes le savent bien… Quelques appréciations générales à leur sujet. Ils sont courageux jusqu’à l’inconscience, terriblement romantiques au temps des premiers amours (« des bonbons et des fleurs »), infidèles ensuite. Férocement patriotes – ils ont le droit de blâmer le désordre russe mais pas vous -, dénués d’hypocrisie, têtus, virils et fidèles en amitié. Mais il leur arrive aussi d’être rustres, adorant manger et boire jusqu’à l’excès avec leurs copains, jouer les protecteurs machos avec les femmes. A la différence des Occidentaux, ils continuent dans les transports à céder leur place aux vieux et aux femmes, ne laissent pas une femme porter sa valise, quittent leur 4X4 pour aider une grand-mère à traverser la route, paient toujours la note au restaurant même s’ils mangent avec une simple collègue de travail. Bricoleurs et exclusifs, ils grondent leur femme si elle change seule une ampoule avant de lui offrir des fleurs pour une raison parfois peu évidente.
Dans la fenêtre du compartiment, le tableau animé défile à nouveau. Je le verrai vibrer, sautiller, s’arrêter, repartir, s’éteindre pour mieux renaître le lendemain. Il devient ma référence, mon insaisissable et inséparable compagnon de voyage. Ce pourrait être un Mondrian avec ses verticalités monochromes d’épicéas et de bouleaux sur fond de neige immaculée, l’horizontalité des voies ferrées, lignes électriques et fils téléphoniques, avec de temps en temps et de manière imprévisible, de petites taches jaunes, vertes ou bleues, fugaces apparitions de villages sibériens. Chaque soir tombe un épais rideau et c’est alors le train lui-même qui fait le spectacle.
Cette fois je n’apprécie qu’à moitié ma compagnie, c’est le cas de le dire : une femme plongée dans un livre et un ivrogne. Sa bouteille de bière absorbée, le second commence à importuner la lectrice. D’abord elle ne répond pas et le toise, méprisante. Puis elle s’irrite et élève la voix. Dans une situation très inconfortable et s’aggravant, je finis par crier bien fort et en français sur mon voisin éméché. Stupéfait, il éclate bientôt d’un rire porcin et me noie à son tour sous un torrent d’injures auxquelles je ne comprends goutte. Alertés par les éclats de voix, deux hommes du compartiment voisin surgissent soudain et une bagarre débute. Ils extraient le « moujik » et le trainent, hurlant et se débattant, à travers le wagon vers la sortie. Je prends peur et cours derrière eux.
Le train file à pleine vitesse dans la nuit neigeuse. Les deux redresseurs de torts ouvrent la porte et suspendent littéralement l’ivrogne au-dessus du vide. Saisi par le vent glacé et plus encore sans doute par la peur, il se calme soudain et devient tellement silencieux que je me demande s’il n’a pas perdu connaissance. Les deux hommes le rentrent à l’intérieur du wagon et referment, tandis que le coupable hoche la tête et répond à leurs questions comme un enfant pris en faute. De retour dans le compartiment, il grimpe sur sa couchette aidé par ses tuteurs et on ne l’entendra plus. Je ne peux que citer ce que j’ai entendu d’un Russe sur la Russie : « Il y a le désordre mais il y a le contrôle ». Il utilisait un autre mot que désordre…
Parmi mes autres rencontres transsibériennes, je chéris celle d’une jeune femme devenue temporairement mon professeur de russe. Elle était avec son frère et j’ai trouvé cela beau. Connaissez-vous de nos jours beaucoup de jeunes adultes voyageant avec leur frère ou sœur ? Je relis la multitude de mots, à utiliser en toutes occasions, qu’elle a écrits sur mon carnet. Elle m’a en plus appris à tricoter, faisant de moi un sujet de plaisanterie pour tout le wagon. Toute apparence d’atteinte à la virilité est mal vue en Russie, trait marquant du caractère national qui explique sans doute l’hostilité à toute « Gay Pride », même à Moscou la cosmopolite. Si vous ne le comprenez pas, le monde russe vous demeurera toujours étranger. Dans le même ordre d’idée, la femme laisse souvent l’homme à la « tête » de la famille, se réservant le rôle de « cou » et le choix de l’orientation !
Autre contact sympathique, celui d’un conducteur de train de retour du sanatorium. C’était un colosse de deux mètres aux mains immenses, d’une soixantaine d’années. A l’époque soviétique, les institutions de santé et de remise en forme pullulaient au bénéfice des cheminots, militaires, sidérurgistes, mineurs, etc. Il en reste beaucoup, encore gratuites pour les personnels concernés. Le cheminot possédait une tablette et me fit un cours illustré sur les locomotives et les trains. Je n’y ai rien compris, mais ses photos étaient belles. Il avait une fleur en pot et je lui ai demandé : « C’est pour votre femme ? ». « Non, me répondit-il. C’est pour Maman ». Et moi de l’imaginer en grand garçon. C’est aussi cela, la Russie.
C’est ainsi qu’au milieu du continent eurasiatique, quelque part en Sibérie, près du lac Baïkal, à bord du Transsibérien qui traverse l’espace et le temps dans la nuit hivernale, une compréhension floue et timide s’esquisse dans mon cœur de ce qu’est la Russie…
Paul
La Russie en Transsibérien (4/5) Ekaterinbourg
Transsibérien en hiver IRKOUTSK – VLADIVOSTOK
Sébastien
Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.
Inscrivez vous à la newsletter
Vérifiez votre boite de réception ou votre répertoire d’indésirables pour confirmer votre abonnement.
Article précédentDes peintures venues du froid !
Article suivantAgent de voyage, un métier de rencontres