De janvier 1904 à mars 1905, c’est à bord du trois-mâts goélette le Français que Jean-Baptiste Charcot réussit en Antarctique le premier hivernage polaire d’une expédition scientifique. Son journal de bord évoque la sauvage beauté des îles Shetland du Sud :
1er Février. – Le matin vers 4 heures, entouré de brume, j’entends puis je vois des Pingouins en grand nombre, nager et plonger autour du bateau.
Nous devons être très près de la côte élevée, et effectivement de grandes boutonnières se produisent nous montrants rochers et glaciers ; puis la brume se dissipe, nous laissant voir les hautes, abruptes, inabordables et sinistres côtes de l’île Smith, toutes couvertes de neige. Mais ce qui attire les regards de tous, c’est notre premier iceberg ; il est classique, tabulaire dans toute sa pureté de forme, aux angles bien droits comme taillés à l’équerre.
Tout près de la terre, probablement échoué sur quelque banc de roche, cet énorme cube de 30 ou 40 mètres en dehors de l’eau est incliné, et la teinte blanc bleuté de ses parois à pic sillonnées de fentes et de crevasses d’un bleu d’outre-mer fait ressortir davantage la blancheur de son plateau, le tout se détachant sur un arrière-plan de falaises nacrées encadrées d’énormes glaciers qui descendent jusqu’à la mer. Au fur et à mesure que la brume se dissipe, l’étendue des côtes se dessine, et les derniers flocons s’arrachant aux montagnes, nous avons sous les yeux un décor trop magnifique dans sa grandeur sinistre, et il en est de l’impression que l’on ressent comme de la douleur qu’occasionne un plaisir exagéré des sens.
Nous longeons l’île Smith à quelques milles pour en contourner l’extrémité S.-W. De nombreux icebergs, tous tabulaires, sont échoués le long de la côte. A peine avons-nous doublé la pointe que d’autres, ceux-là flottants, imposants et énormes, semblent baliser la mer, qui s’étend vers le Sud ; nous en comptons déjà plus de douze.
Nous gouvernons pour reconnaître les roches marquées sur la carte sous le nom de roches Williams, mais elles n’existent probablement pas.
Nous nous dirigeons ensuite sur l’île Low (île Basse), vaste plateau légèrement bombé, sans une saillie remarquable. C’et une croûte de neige et de glace apparaissant absolument lisse à distance et reposant sur une base étroite de rochers brun rougeâtre. De nombreux récifs en hérissent les approches dominés par les icebergs. Nous longeons cette terre en la laissant à notre gauche. La mer est absolument calme avec des reflets d’une grande douceur ; la brume très élevée nous permet de voir assez loin, et le silence serait complet sans les innombrables Pingouins qui plongent autour de nous et le bruit d’échappement de vapeur ou de formidable scie circulaire que fait quelque Baleinoptère ou quelque Mégaptère en venant respirer à la surface de l’eau.
Non loin de nous, sur un iceberg en dos de baleine, dont la partie supérieure est teintée de rouge-sang, une vingtaine de petits êtres noirs, triangulaires à cette distance, se promènent. Ce sont des Pingouins, et les taches rouges que nous apercevons également sur quelques points de l’île Low sont des Diatomées [microalgues unicellulaires], probablement les mêmes que celles décrites par Darwin sur la neige des Cordillères, et qui apparaissent surtout sur la neige foulée.
2 Février. – A 1 heure du matin, il fait déjà clair ; nous sommes dans une brume peu épaisse par calme plat. Les Baléinoptères autour de nous sont très nombreux, généralement deux par deux, passant et repassant en plongeant sous le bateau, et nous pouvons à loisir étudier tous les détails de leur structure et de leurs mouvements.
Vers 2 heures du matin, à tribord, devant une étroite fente laissée entre la surface de l’eau et la brume qui se lève, j’aperçois, rejoignant l’une à l’autre, un amas d’icebergs. Puis bientôt on distingue des rochers ; c’est une île, avec – ainsi que d’habitude – des icebergs échoués sur les bas-fonds ; peu à peu elle nous apparaît assez vaste avec un haut sommet arrondi, le tout bien entendu entièrement couvert de neiges, de glaces et, ici et là, une rare tâche brunâtre, due à la saillie de quelque rocher.
Nous en faisons le tour. Les côtes sont partout extrêmement abruptes, tantôt formées par le glacier même descendant comme une falaise de verre dans la mer, tantôt par des rochers déchiquetés, trop à pic pour permettre à la neige d’y séjourner. Ces rochers, dont quelques-uns très élevés, forment de grands promontoires à la crête aiguë et dentelée. La longue houle de la mer, cependant bien calme aujourd’hui, brise sur la côte avec violence.
Les grandes éclaircies de brume nous permettent de distinguer maintenant dans le Sud une quantité d’îles ou de caps saillants séparant de vastes baies encombrées d’icebergs et de rochers. L’île que nous contournons est Hoseason, et nous ne sommes pas loin de l’entrée N.-E. du détroit de Gerlache, sur la côte N.-W. de l’archipel de Palmer, dont les contours n’ont jamais encore été relevés, et nous allons pouvoir commencer à exécuter la première partie de notre programme.
Ce n’est pas la moins importante : cette région a été et peut être encore fréquentée davantage par les pêcheurs de Phoques ou de Baleines ; ces terres sont le point d’atterrissage de toute expédition dans cette partie de l’Antarctique ; c’est donc oeuvre incontestablement utile que nous allons essayer d’accomplir. L’iceblink, ce reflet blanc particulier caractéristique de toute étendue un peu vaste de neige ou de glace, nous indique les terres dont nous ne distinguons plus les contours, comme l’île Smith et l’île Low. Les icebergs ne nous gênent pas, ils ne sont pas nombreux au large, et nous n’avons qu’à éviter quelques gros débris, peu dangereux avec la mer calme dont nous bénéficions pour le moment.
L’après-midi, la neige tombe en abondance par petits flocons serrés. A 9 heures du soir, un des tubes de la chaudière bâbord vient de crever. On stoppe pour le tamponner, mais on s’aperçoit que tous sont plus ou moins bouchés. Dans ces conditions, avec une seule chaudière allumée, nous gouvernons à peine.
Expédition antarctique française (1903-1905) commandée par le Dr. Jean CHARCOT, Journal de l’Expédition par J.-B. CHARCOT (extrait), Masson et Cie, Paris, 1908
Photo d’introduction : baleine à bosse près de l’île Anvers par Derek Oyen
Croisière Iles Malouines, Géorgie du sud et péninsule antarctique
Sébastien
Sébastien, notre cher collègue est passionné de voyages et d’écriture, il contribue notamment à la communication de Nord Espaces.
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